Dans son Essai Fragilité, Jean-Louis Chrétien met à nu cette notion éponyme au travers l’effeuillaison de vingt siècles d’histoire des idées de l’Europe latine, portés par les auteurs de la tradition de la pensée chrétienne ; et conclue l’étude par une formule qui ne saurait mieux traduire l’appel au secours des hommes : « Seule la barque fragile de la voix humaine peut jeter son ancre dans le Ciel »[1].
L’exégèse des livres sacrés constitue un moyen de restituer cette conscientisation de la fragilité humaine, soit son inclination à succomber aux tentations, ou plus concrètement à se briser facilement ; avec pour corollaire la prière pour se prémunir des effets précédemment cités.
La 114e et dernière sourate du Coran, connue sous le nom d’An-Nas Les Hommes, ne pourrait-elle conjecturer l’ensemble de ces notions ? Son format spécifique qui se prête à l’expression scandée, les thématiques narrées à vocation apotropaïque n’impliquent-elles pas la reconnaissance de risques endogènes et exogènes nécessitant secours ? Afin d’apprécier la possibilité de considérer An-Nas comme une sourate de soutien à la nature intrinsèquement fragile de l’homme, nous explorerons son contexte historique, sa structure linguistique, ainsi que les fonctions à visée d’exorcisme qu’elle induit.
Une origine ancienne
Les datations et contextualisations de la sourate An-Nas n’échappent pas à l’inconvénient de l’absence de sources historiques permettant d’attester de l’ordre des sourates du Coran. Plusieurs tentatives de classement chronologique ont bien été entreprises dès la fin du VIIe siècle par des spécialistes de la science de l’hadith et de la Sunna (traditionnistes), aussi l’étude stylistique et lexicale peut constituer un axe de recherche pour tenter de déterminer une période qui vit son émergence.
La classification des chapitres mecquois et médinois, relève donc d’une taxonomie stylistique et thématique (usage de mots clés, longueur des versets), et les sourates les plus courtes placées à la fin du Coran sont généralement considérées comme les plus anciennes. Ainsi une chronologie musulmane du VIIIe siècle attribuée à l’imam Al-Sadiq, soutient qu’An-Nas daterait de la période mecquoise et serait initialement la 21e sourate du corpus coranique. La chronologie des philologues allemands Théodore Nöldeke et Friedrich Schwally plaide également pour son origine mecquoise mais révise le classement en la positionnant à la 47e place[2].
Partant du principe que les sourates sont distribuées selon leur ordre décroissant, rien ne semble cependant expliquer la raison du positionnement de la sourate 108, la plus courte du Coran, en amont de la 114e, sauf peut-être la volonté de fermer le Coran sur une symétrie d’attributs avec le prologue Al-Fātiḥah.
Reprenant ces outils de la recherche chronographique, l’arabisant Britannique Richard Bell (1876-1952) « […] pense que l’emploi du terme malik pour qualifier Dieu, oriente vers une datation de première période mecquoise »[3], car les occurrences de ce mot se retrouvent dans au moins six autres versets contenus dans des sourates dites « mecquoises ». Cette première période post-rédactionnelle est caractérisée par un style en rimes, probablement introduit pour faciliter la mémorisation et la récitation[4].
Une morphologie linguistique à visée incantatoire
An-Nas est composée de 6 versets, et tire son nom du mot clé ٱلنَّاسِ répété cinq fois dans la sourate, cette dernière est également désignée par son premier verset, avec ou sans le terme introductif. La récurrence du mot associée à sa nature (signifiant et perception acoustique chuintante étroitement liés) contribuent à l’aspect intimiste et incantatoire d’un ensemble divisé en deux parties : la demande d’aide, puis la description du mal.
Il commence par Qul قُلْ, le verbe « dire » conjugué à l’impératif de la deuxième personne du singulier au masculin. La volonté dogmatique est ici manifeste, Une injonction supérieure clamant la formule à suivre pour bénéficier de l’assistance : « Dis : je cherche la protection auprès du Seigneur des hommes ». Il est intéressant de constater la proximité du son ya`ūdhu يعُوذُ « chercher protection » avec le mot akkadien turru qui désigne une corde ou une torsade en fibres, matériaux consubstantiels aux pratiques magiques déjà en usage à l’époque préislamique. Les versets 2 et 3 consistent en une reprise du complément du nom Birabbi An-Nāsi بِرَبِّ ٱلنَّاسِ du verset 1, le déclinant simplement avec les différents noms donnés à Dieu Maliki مَلِكِ et ‘Ilahi إِلَٰهِ.
Le 4e verset initie par la préposition min من (de, contre), la description du vecteur de mal dont il convient de se prémunir, c’est-à-dire Al-Waswāsi ٱلْوَسْوَاسِ (le chuchoteur), dont le mode opératoire est instruit dans le 5e verset : Al-Ladhī Yuwaswisu ٱلَّذِى يُوَسْوِسُ (qui chuchote). Ce verbe à connotation négative ainsi que son substantif Al-Waswāsi, sont à caractère phonosémantique (rapport motivé entre le son et le sens), et particulièrement bien adaptés à la nature de cette sourate riche en allitérations.
Le 6e et dernier verset reprend par la préposition min من la description de l’instigateur du 4e verset, mais en précisant la nature de ses incarnations : le djinn ou l’être humain.
Une fonction prophylactique
Dans sa traduction du Coran, Claude-Étienne Savary (1749-1788) apporte aux sourates 113 et 114 un commentaire remarquable, possiblement tiré de ses observations en Egypte : « les Mahométans ont la plus grande foi à l’efficacité des paroles contenues dans ces deux chapitres. Ils les regardent comme un spécifique souverain contre les effets de la magie, les influences de la lune, et les tentations de l’esprit malin. Ils ne manquent guère de les répéter soir et matin »[5]. Le témoignage de cet égyptologue arabisant du 18e siècle est également étayé par Richard Bell qui commente ainsi, dans son propre ouvrage, la sourate An-Nas : « Il s’agit d’avantage d’une protection contre les suggestions du diable que la magie »[6]. Cette sourate a donc pour objectif de préserver le réciteur des suggestions chuchotées par le diable dans sa poitrine – Şadr صدر étant souvent traduit par « cœur » – c’est-à-dire des tentations insufflées dans son for intérieur.
An-Nas constitue donc pour les commentateurs musulmans l’une des deux sourates préservatrices du Coran (au même titre qu’Al-Falaq), qui la place de facto dans le registre des textes à visée incantatoire. Son positionnement en fin de corpus coranique, en contradiction avec la règle de classification par taille des sourates qui prévaut, peut être un indicateur de son aspect distinctif, véritable connecteur avec une Arabie préislamique attentive aux effets des influences surnaturelles. Le style tout d’abord, c’est-à-dire l’emploi de la première personne du singulier qui plaide pour un registre de conjuration, et éventuellement l’intention magique, reprise par l’islamologue allemande Angelika Neuwirth, qui y voit une volonté de protéger le Coran de la profanation, mettent en exergue la nature atypique de cette sourate[7].
[1] Jean-Louis Chrétien, Fragilité, Les éditions de Minuit, 2017.
[2] Theodore Nöldeke, Friedrich Schwally, Geschichte des Qorans, Dieterich’sche Verlagsbuchhandlung, Theodor Weicher Leipzig, 1909.
[3] Mohammad Ali Amir-Moezzi et Guillaume Dye (dir.), Le Coran des historiens, tome 2, Les éditions du Cerf, Paris, 2019, p. 2345.
[4] McAuliffe, Jane Dammen, The Cambridge Companion to the Quran, Cambridge University Press, Cambridge 2006.
[5] Claude-Étienne Savary, Le Coran, traduit de l’arabe, accompagné de notes, et précédé d’un abrégé de la vie de Mahomet, tiré des écrivains orientaux les plus estimés, Paris, G. Dufour libraire, 1821, p. 411.
[6] Richard Bell, The Qur’an translated with a critical re-arrangement of the Surahs, tome 2, Edinburgh University, Edinburgh, 1939, p. 76.
[7] Mohammad Ali Amir-Moezzi et Guillaume Dye (dir.), Op. cit., p. 2332.
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